Adrienne Bolland fut la première femme pilote à effectuer la traversée de la cordillère des Andes le 1er avril 1921.
Le vendredi 1er avril 1921, Adrienne Bolland, envoyée en Argentine pour promouvoir le Caudron G.3, réalise un exploit extraordinaire en devenant la première femme-pilote à traverser les Andes en avion. Ce ne serait qu’en 1951 qu’elle avoue que sa tentative, que tout le monde (et elle aussi) considérait comme vouée à l’échec, a connu une issue positive grâce à la prédiction d'une adepte du spiritisme, venue la rencontrer dans sa chambre la veille du décollage.
L’AVIATRICE ET LA MÉDIUM
Adrienne Bolland raconte :
« En 1921, j’étais devenue pilote chez Caudron et je commençais à faire des meetings. Un jour, j’apprends par un copain qu’il y a une place de macchabée à prendre en Amérique du Sud.
— Il y en a encore un qui vient de se casser la gueule dans la cordillère ! me dit-il.
« J’ai toujours eu un peu peur en avion !… Me flanquer une vraie frousse, c’est peut-être une manière de la vaincre, une fois pour toutes ! » me suis-je dit.
Je suis donc allée voir M. Caudron et je lui ai dit :
— Monsieur Caudron, je voudrais aller en Argentine…
Au lieu de pousser des hauts cris, comme je m’y attendais, il a simplement dit :
— Eh bien, si vous y tenez… On va s’en occuper…
Je crois qu’en fait, il n’était pas fâché de me voir faire un petit tour là-bas… Il était tellement fatigué de moi et de mes excentricités !… Mais dans sa tête, il s’agissait simplement de petites virées au-dessus de la Pampa, pour faire mousser les avions Caudron.
Me voilà donc à Buenos Aires, arrivée par bateau, avec dans les cales mon petit G.3. Sur les quais, il y avait une foule impressionnante et beaucoup de journalistes. On a bu pas mal de champagne et je ne sais plus très bien ce que j’ai pu leur raconter. Toujours est-il que le lendemain, toute la presse annonce : « Adrienne Bolland en Argentine pour franchir la cordillère des Andes. » J’avoue que je n’en menais pas large…
Caudron m’avait donné comme mécanicien Duperrier, un type d’un mètre quatre-vingt-cinq, qui prenait cette affaire très au sérieux.
— Je ne suis pas venu en Amérique pour qu’on se paye ma figure ! me dit-il après le café au lait. Il faut que vous preniez une décision aujourd’hui même !
J’ai télégraphié aussitôt à Caudron qui m’avait promis un avion meilleur. Sa réponse m’arriva dans la journée : « Impossible envoyer autre avion. Prenez décision tentative vous-même. » Patatras !… Il n’était pourtant pas question de se dégonfler !… « C’est bien !… c’est bien !… ma p’tite Adrienne, me suis-je dit, quand faut y aller… ! »
Je dois dire que, dans cette histoire, personne ne m’a encouragée. Surtout pas sur place. Toutes les cinq minutes, les Français de Buenos Aires m’appelaient au téléphone pour me dire que j’allais me casser la figure, que j’étais cinglée et que j’allais faire le plus grand tort à la France…
« Si c’est ça ! » me suis-je dit. Dès que ma décision a été prise, je me suis donc enfermée au Majestic, où j’étais descendue, et j’ai défendu à quiconque d’entrer dans ma chambre ou de me téléphoner. J’avais besoin de me concentrer… et de réfléchir longuement au meilleur itinéraire.
Plutôt que de prendre le passage du Sud ou celui du Nord, j’ai décidé de tenter la voie directe qui conduit de Mendoza par Uspallata, où se dresse cette énorme statue du Christ qui domine tout le paysage andin, puis Las Cuevas et enfin Santiago.
Mon petit zinc avait déjà été acheminé vers Mendoza par rail et j’étais en train de boucler mon balluchon quand on frappa à ma porte. Jusque-là, mes consignes avaient été bien respectées et c’est pour cela que j’ai dit « Entrez ! » croyant que c’était la femme de chambre…
J’ai vu arriver une frêle bonne femme que je ne connaissais pas et qui s’est mise à me saluer en français.
— Ça va, lui ai-je dit… j’ai déjà donné ! Vous venez encore me rappeler que je n’ai pas une chance sur mille !
L’inconnue est restée debout, silencieuse, émue, si je me souviens bien, et en tous cas incroyablement timide… Elle m’a dit dans un français hésitant qu’elle était d’origine bretonne et qu’elle travaillait en usine. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai eu alors très envie qu’elle reste et je lui ai dit :
— Mettons-nous d’accord. Je vais allumer une cigarette, le temps de la fumer, je vous écoute, et après vous allez me promettre de ficher le camp !…
Les yeux fixes et un peu en bredouillant, dans un français vraiment très approximatif, elle s’est mise à me raconter une histoire incroyable… Je veux dire qu’elle m’a raconté d’avance tout le voyage que j’allais faire et dans les moindres détails… Exactement comme si elle avait déjà fait cinq ou six fois ce raid, assise à l’arrière, avec tout le temps pour prendre les notes qu’elle voulait…
— À un moment vous serez dans le fond d’une vallée qui tourne à droite. Là vous verrez un lac. Vous le reconnaîtrez facilement : il a la forme et la couleur d’une huître. Impossible de vous tromper. Vous aurez envie de tourner à droite. Il ne faut pas. Les montagnes sont plus hautes que vous ne pouvez monter…
Au bout d’un moment je me suis dit : « Mais enfin qu’est-ce qu’elle en sait, celle-là… », et je lui ai demandé :
— Je vois que vous êtes déjà allée dans les Andes ?
— Jamais ! m’a-t-elle répondu.
Comme ma cigarette était terminée, j’ai eu envie de renvoyer au plus vite cette espèce d’illuminée et puis j’ai pensé : « Tout de même comment une fille aussi ignorante peut-elle savoir que mon coucou plafonne à dix-huit mille pieds ?… »
J’ai donc continué de l’observer. Elle se tenait très droite et levait maintenant l’index droit, dans un geste un peu enfantin, comme pour me mettre en garde :
— Il ne faut surtout pas tourner à droite. C’est à gauche qu’il faut aller. Vous verrez une montagne qui a la forme d’un dossier de chaise renversé…
Quand elle eut terminé son laïus, elle me regarda encore un instant avec un regard… disons… implorant, et sans ajouter un seul mot tourna les talons et disparut.
Je suis partie le jour même pour un long voyage d’approche, en chemin de fer, car Buenos Aires est à douze cent kilomètres de Mendoza.
La seule certitude que j’avais en décollant le surlendemain, au petit matin, du terrain de Las Tamarindos, c’est que jamais je n’arriverais à bon port !…
Très vite, je suis serrée contre la fantastique forteresse rocheuse, et j’ai un mal inhabituel à prendre de l’altitude. Tout à coup j’aperçois devant moi un grand lac. « Il est magnifique ! me dis-je… Il vibre au soleil comme une huître ouverte… »
À ce mot prononcé involontairement, tout me revient… la visite de la « prophétesse » que j’avais complètement oubliée, et tous les détails de l’« oracle ».
J’inspecte soigneusement la topographie. Devant moi une pyramide énorme dont la pointe est cachée par les nuages. Elle dépasse certainement cinq milles mètres. À droite, la vallée bifurque doucement et paraît s’ouvrir. À gauche, au contraire, couche sur couche, la montagne s’élève entourée d’à-pics. Loin, en contrebas, et à condition d’y mettre un peu d’imagination, une haute paroi rocheuse, qui pouvait effectivement passer pour un dossier de chaise renversé.
J’ai fait un vaste arc de cercle mais, très vite, le moment est arrivé où il a fallu choisir. Je me demande encore aujourd’hui ce qui m’a décidée à virer à gauche !…
J’ai pensé alors : « Et dire qu’à cause de cette apprentie sorcière, je vais très certainement casser ma pipe en Argentine… ou peut-être, si j’ai de la chance, au Chili ! » Cela m’a fait rire malgré moi, mais bientôt la peur est venue, avec un froid terrible. Pendant trois longues heures j’ai encore gagné de l’altitude, mètre par mètre, grelottant dans mon pyjama et ma combinaison de coton. Mes moyens ne m’avaient pas permis de m’équiper convenablement et j’avais les mains complètement gelées, en dépit du… papier beurre dont je les avais enveloppées. Je n’avais bien sûr pas d’inhalateur et mon corps lui-même commençait à geler sous le mince matelas de papier journal donc je l’avais recouvert. Et puis tout à coup dans une déchirure de brume, le fameux Christ, dont je ne parviens pas à distinguer le moindre détail. Il est à quatre mille cent mètres, mon altimètre marque à peine quatre mille deux cents. Je passe au ras des colchiques, arc-boutée contre les vents rabattants…
Tout à coup, je vois une large rivière qui coule dans le sens de ma marche… « Alors ça ! me dis-je, ça, c’est ta chance ! »… Tout de suite après, la plaine immense et au bout, presque droit devant moi, une grande ville… Il était temps : le sang me coule du nez et des oreilles à cause de la perte subite d’altitude, mon corps n’est plus qu’un bloc de glace et, avec mes doigts qui ont la souplesse d’un tire-botte, je me demande comment je vais pouvoir me poser sans casse…
On m’avait dit que l’aérodrome était à sept kilomètres de la ville. Le temps de faire un virage et je suis dessus. Des petits points lumineux m’aveuglent un instant. J’ai compris. Ce sont les cuivres d’un orchestre qui m’attend sur la piste… Je vois des drapeaux disposés au sol, le chilien, l’argentin et le tricolore. Hélice calée, je touche en plein milieu de nos couleurs ! On criera au miracle, comme si je l’avais fait exprès ! Puis les Chiliens sont montés à l’abordage. Une vraie frénésie ! Ils n’ont rien trouvé de mieux pour me tirer de ma cabine que de couper ma ceinture ! Il est vrai que le gel m’avait littéralement soudé au siège…
Dehors, la première chose que j’ai demandée, ce fut un… miroir, car je devais avoir une de ces têtes !
À la place on m’a apporté une tasse de café… Je me suis aussitôt endormie dessus ou plutôt dans les bras du général Contreras qui commandait l’école de pilotage de Santiago.
C’est aussi lui qui m’a déshabillée et couchée. Mais, attention ! en gentleman, il s’est fait aider par un capitaine… Tout ça, je ne l’ai appris qu’en me réveillant !… »
De retour en Argentine, Adrienne n’a plus qu’une hâte : retrouver sa précieuse conseillère. Elle est en effet troublée par l’exactitude des renseignements qui lui ont valu la réussite et veut absolument savoir de qui son étrange visiteuse tient tant d’informations exactes sur ces sommets inviolés et considérés comme totalement inconnus.
Lorsqu’elles se rencontrent à nouveau, quelques jours plus tard, la messagère lui fait cette curieuse réponse. « Personne, que je sache, ne connaît la cordillère des Andes : mais je fais partie d’un groupe de médiums. Nous nous sommes intéressés à votre voyage qui, tout à la fois, passionnait et inquiétait l’opinion. Lors d’une séance de spiritisme, une de nos amies, guidée par une entité, nous a ordonné de vous transmettre ces renseignements et c’est moi qui me suis portée volontaire pour vous contacter ».
Peu de mois avant sa mort, survenue le mardi 18 mars 1975, à l’âge de 79 ans, Adrienne Bolland, femme solide et équilibrée, a toujours soutenu avoir été fort troublée par cette incroyable aventure, elle qui affirmait : « C’est l’aviation qui m’a fait découvrir mon royaume intérieur ».
Sources ; Pilote de montagne.com, 20 minutes.fr, europe 1
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